Un virus et des données qui circulent librement

Un virus et des données qui circulent librement

Virus et données, quel rapport me direz-vous ? Le rapprochement est sans doute un peu audacieux, même s’il existe des virus informatiques ! Et pourtant, ils ont des points communs : les deux circulent, facilement, de manière cachée ou sans qu’on connaisse parfaitement les mécanismes de transmission. Ils ne connaissent pas de frontière. La science découvre le COVID-19 et tente de le maîtriser. Pour les données, sauf à s’isoler, il est bien difficile de se déconnecter. Cette dernière année qui a, par périodes, vu les contacts se limiter exclusivement à des contacts virtuels en ligne (heureusement nous pouvions nous connecter), a suscité quelques réflexions personnelles que je partage avec vous.

Une numérisation croissante, des possibilités mais aussi des risques

Nous vivons une époque de numérisation croissante de notre économie et de notre société en général, encore accélérée par la crise COVID-19. Nous avons assisté au recours généralisé au télétravail, certes imposé et mis en place dans l’urgence (avec ses avantages et ses inconvénients), mais qui à long terme pourrait dans une certaine mesure perdurer. Ce fut aussi l’occasion d’observer le phénomène des nomades numériques, ces télétravailleurs qui parcourent le monde en quête de soleil. De même, la transformation des modèles de distribution, déjà initiée avant la pandémie, a reçu un nouvel élan, les entreprises développant de nouveaux outils pour proposer leurs services à leurs clients.

Corollaire de la numérisation, l’explosion des cyberattaques et de la cybercriminalité. En Suisse, un quart des PME a déjà fait l’objet d’une cyberattaque et les mesures préventives sont encore rares. Si les menaces ne sont pas nouvelles, ces lacunes augmentent les risques alors que ces attaques peuvent avoir des conséquences graves à la fois pour le fonctionnement de l’entreprise – elles peuvent même causer sa faillite – mais aussi pour sa réputation.

Les volumes de données traitées ne cessent d’augmenter. Les enjeux juridiques, politiques et commerciaux autour des données prennent une dimension internationale à l’heure où la Suisse s’apprête à mettre en oeuvre sa nouvelle loi sur la protection des données (LPD). La numérisation revêt une importance stratégique et doit être menée en tant que telle pour pouvoir s’inscrire dans la durée. Elle doit comporter un aspect gouvernance des données, qui aura évidemment des implications directes sur les choix techniques.

Des interrogations légitimes et un peu de naïveté

Cette année a aussi été l’occasion de constater que le traçage du virus par smartphone (ex : SwissCovid) soulève de nombreuses questions parmi la population et au sein même de la communauté scientifique. Ami pour notre santé ou avatar de Big Brother, les avis sont en général bien tranchés. On a aussi pu constater de nombreuses réactions suite à l’annonce de Facebook/WhatsApp de modifier ses conditions générales, provoquant l’exode vers d’autres messageries jugées plus sûres ou transparentes. La méfiance des utilisateurs est-elle exacerbée par les différents scandales (notamment Cambridge Analytica) qui ont entaché l’image de ce réseau social ou assiste-t-on à une prise de conscience de la nécessité de protéger ses données personnelles ? La votation du 7 mars sur l’e-ID a aussi montré la méfiance des citoyens pour des solutions dont on ne saisit pas toute la portée.

Le manque de confiance envers l’Etat est paradoxal alors que la plupart d’entre nous transmettent énormément d’informations à des entreprises privées sans se poser trop de questions. Le slogan « Si c’est gratuit, le produit c’est vous !» est aussi valable en matière de données et ces dernières ont désormais une grande valeur. Plus nous passons de temps sur les réseaux sociaux, plus les GAFAM gagnent de l’argent. Ces dernières en savent plus sur nous que l’Etat lui-même et nous sommes dépendants des pratiques et de l’éthique de ces plateformes en matière de collecte et de traitement de nos données. La difficulté est augmentée par le fait que les données ont une portée transfrontière et que les Etats y ont parfois difficilement accès. A titre d’exemple, lorsque le FBI investigue, il n’est dans un certain nombre de cas pas capable de craquer la clé pour décrypter les données (souvenez-vous du film Imitation Game qui raconte l’histoire d’Alan Turing, mathématicien, cryptologue, chargé par le gouvernement britannique de percer le secret de la célèbre machine de cryptage allemande Enigma, réputée inviolable) ou alors l’effacement automatique préprogrammé ruine ses efforts.

Cela dit, il est des cas où le privé se propose de pallier les carences de l’Etat, en proposant des solutions que ce dernier ne pourrait mettre en oeuvre rapidement ou seulement avec des délais trop longs. Moyennant un certain contrôle, des garanties et en mettant en oeuvre une gouvernance des données, des solutions adéquates peuvent être trouvées.

Des expériences internationales

Télétravail et mesures sanitaires obligent, bon nombre de colloques se sont tenus en visioconférence. Là aussi, les frontières sont tombées et il m’a été donné la possibilité de suivre des webinaires réunissant d’éminents professeurs ou experts internationaux, réunis virtuellement pour l’occasion, alors que chacun était chez lui à Oxford, à Paris, à Singapour, Malte, en Belgique ou en Suisse. Des conférences enrichissantes où l’on en apprend bien plus sur la culture et sur les expériences vécues dans chaque pays que sur les aspects techniques. Et c’est tout bénéfice. Je retiens notamment une discussion animée sur la numérisation de la justice et l’utilisation de l’intelligence artificielle. Au Royaume-Uni, quasiment tous les procès se passent en ligne (du dépôt du dossier, en passant par son traitement, l’audience et jusqu’à la décision prise par le juge), sauf dans le domaine pénal, s’il y a un jury, et dans les causes familiales où l’humain reste à juste titre central. Le recours à l’intelligence artificielle pour la préparation des décisions judiciaires est très disputé. Pour certains, cela soulève des problèmes de confiance dans les décisions, tandis que d’autres la voient plutôt comme une aide à la décision pour le juge. D’autres pays vont plus loin, telle la Chine qui recourt ainsi à l’intelligence artificielle pour rendre des décisions juridiques ; dans ce pays connaissant beaucoup de corruption, la machine est considérée comme plus fiable que les humains, corruptibles. Ailleurs, la numérisation de la justice facilite l’accès à la justice pour tous et constitue de ce fait un réel progrès. Sans émettre de jugement de valeur sur l’un ou l’autre système, force est de constater que le fossé est béant entre la pratique dans certains pays et ce qui se passe dans le nôtre où, 10 ans après l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile, la possibilité d’ouvrir action par voie électronique devant le Tribunal fédéral n’est dans la pratique toujours pas utilisée et une réforme en la matière controversée !

Une matière à apprivoiser

L’asymétrie des connaissances est l’une des difficultés majeures rencontrées par le quidam qui s’intéresse à ces questions. Comment avoir l’esprit critique ou exercer un certain contrôle de ce qui est réellement fait de nos données quand on ne comprend rien à la technique sous-jacente utilisée ? Il y a aussi un problème de langage : la majorité d’entre nous ne comprend pas le langage informatique et ne sait ni le lire ni l’écrire. Les utilisateurs que nous sommes sont d’une certaine manière aussi illettrés et dépendants des spécialistes dans ces domaines que l’étaient nos ancêtres des scribes dans l’antiquité. Qu’est-ce qu’une loi qui n’est pas lisible par ses utilisateurs car ceux-ci n’en contrôlent (ou maîtrisent) pas les codes et doivent dès lors déléguer les compétences à des spécialistes ? En poussant le raisonnement à l’extrême (dans le prolongement des écrivains Orwell et Kafka), avec les algorithmes qui influencent les résultats de nos recherches sur Internet, nous pourrions tous nous trouver dans un monde personnalisé, sans savoir où nous nous trouvons. Des rencontres avec des mathématiciens, des informaticiens, des juristes où l’on parle franchement de ces questions sont nécessaires.

La pandémie donne sans aucun doute un coup d’accélérateur bienvenu à la numérisation. Ces progrès technologiques ont toutefois des inconvénients qu’il faut pouvoir corriger dans un objectif de traitement respectueux des données. Ni les autorités, ni les privés ne peuvent agir seuls. Seule une prise de conscience et un débat sociétal sur la souveraineté des données, y compris sur la liberté d’opinion et les risques de manipulation par des intérêts privés, permettront d’avancer. L’éducation des citoyens au digital, pour limiter la collection de données inutiles, est aussi une voie à suivre.