Pensée cartésienne ou pensée systémique ?

Pensée cartésienne ou pensée systémique ?

La Swiss National COVID-19 Science Task Force

Le 31 mars 2020, alors que la Suisse est plongée dans un semi-confinement depuis deux semaines, le Conseil fédéral annonce la mise en place d’une task force scientifique, dont la mission est de conseiller l’ensemble du Conseil fédéral, le chef du Département fédéral de l’intérieur (DFI) et les autorités fédérales et cantonales compétentes. Les membres de la Task Force ne sont pas des représentants institutionnels, mais des experts reconnus dans les domaines de spécialisation concernés et issus des Hautes Ecoles et de la recherche suisses.

Porteuse du « dogme » scientifique et d’une influence certaine sur les décisions des autorités, la Task Force focalise des émotions variées de la part du grand public, entre respect et mépris, voire même demande de se taire. De son côté, ledit grand public s’épanche dans les médias et sur les réseaux sociaux en autant de spécialistes autoproclamés. Mais la question qui m’intéresse est ailleurs.

La Task Force est constituée de dix groupes (voir tableau à la fin de la présente contribution). Au total, 78 experts provenant de 2 écoles polytechniques, 10 universités, 5 hôpitaux et quelques associations ou ONG. Dans leur domaine, ces spécialistes collaborent et publient à un niveau international. Jeter un oeil à leurs travaux peut vite donner la migraine.

Ce qui a retenu mon attention, ce sont deux groupes dont la spécialité se rapproche davantage des mathématiques que de la médecine : « Données et modélisations » et « Épidémiologie numérique ». De quoi s’agit-il ? De spécialistes dont le travail consiste à transformer la réalité complexe en modèles numériques. Ils analysent comment des phénomènes du vivant peuvent être modélisés et l’effet qu’ont nos décisions sur ces phénomènes. Ce sont des spécialistes de l’approche systémique ; une approche qui permet de représenter la réalité de manière efficace, là où le raisonnement linéaire cartésien a montré ses limites.

La pensée systémique : une révolution silencieuse

Dès l’antiquité grecque, certains philosophes ont perçu que ce qui compose le monde, ce sont des assemblages complexes d’éléments, concrets ou abstraits, qui interagissent les uns avec les autres. Au 18ème siècle, Leibnitz développe une première vision de ce qui deviendra le concept d’un système, puis Hegel, cent ans plus tard, une phénoménologie du développement des systèmes philosophiques.

Mais pendant la même période, il y a aussi Descartes, qui va classer et réduire pour mieux comprendre… Plus tard, alors qu’en 1968 la contestation de la jeunesse française occupe le devant de la scène et se propage au monde entier, une révolution beaucoup plus discrète, mais probablement beaucoup plus profonde, se déroule en arrière-plan : l’avènement de la théorie des systèmes.

Au cours de la première moitié du 20ème siècle, philosophes, psychologues, physiciens, biologistes remettent en question la pensée cartésienne. Ces fondateurs sont von Bertalanffy dès 1937, Boulding en 1968, Ashby en 1947, Weiner en 1948 ou les frères Odum en 1953, pour n’en citer que quelques-uns. Pendant un quart de siècle, ce ferment va mûrir et engendrer les théories des systèmes généraux, de la cybernétique, des mathématiques de la communication, de la bionique. Les avancées technologiques du 21ème siècle (robotique, intelligence artificielle, théorie du chaos, etc.) sont toutes bâties sur ces fondations. Durant les années 1960 et 1970, ce courant va se développer plus largement avec les apports conceptuels de Morin ou de Rosnay en France, Maturana (et son concept d’autopoïèse) au Chili, Bateson et Watzlawick en psychologie (qui fondent l’École de Palo Alto), Beer (et son modèle systémique des entreprises) ou Forrester (avec la dynamique des systèmes) aux États-Unis, ou encore Miller ou Koestler (et ses holons) en Angleterre. Ce grand mouvement correspondait à un besoin devenu urgent : celui de disposer d’un outil conceptuel nouveau, capable d’aider à comprendre les problèmes complexes auxquels était confrontée l’Humanité et que le rationalisme classique ne permettait pas de résoudre.

Les fondamentaux et les limites de la systémique

Les pensées aristotélicienne et cartésienne se caractérisent par le fait de décomposer en facteurs et classifier ; puis rechercher des relations chronologiques cause-effet. Ce rationalisme domine les philosophies mécanistes, dont l’apogée s’exprime dans le behaviorisme de Pavlov, Watson ou Skinner. Mais il finira battu en brèche par la communauté scientifique. Face aux limites de ce modèle réductionniste, les adeptes de la systémique font émerger un nouveau paradigme : le monde serait mieux représenté et plus apte à être compris si on le concevait comme un « Ensemble d’éléments en interaction dynamique, organisés en fonction d’un but » (J. de Rosnay, 1975).

De nombreux auteurs contribuent à l’élaboration du modèle et mettent en avant peu à peu ses caractéristiques fondamentales. Outre les principes généraux cités ci-dessus, d’autres caractéristiques viennent compléter la logique des systèmes, telles que l’input et l’output, la boucle de rétroaction, l’auto-organisation, les pertes et déchets. Mais ce qui constitue l’âme d’un système, c’est avant tout le fait qu’il exprime une finalité et que l’ensemble repose sur un équilibre dynamique.

Si l’équilibre est rompu, un autre de ces principes intervient : l’homéostasie, soit la capacité intrinsèque des systèmes à réagir aux déséquilibres. L’exemple qui en est souvent donné est celui d’une vallée fertile où cohabitent lapins et renards. Lorsque les lapins prolifèrent, les renards s’en repaissent et prolifèrent à leur tour. Alors les lapins ne tardent pas à disparaître sous les crocs des renards affamés. Privés de subsistance, les renards voient alors leur nombre diminuer, jusqu’au point où les lapins vont se développer à nouveau. Ce balancier est l’équilibre dynamique du système, dont l’idéal de stabilité serait que l’amplitude en soit réduite autant que possible. Si le système ne s’autorégule pas et que les renards disparaissent, la prolifération des lapins ne tardera pas à mettre à mal la fertilité de la vallée, cette situation devenant ainsi le nouveau principe régulateur homéostatique du système. Les sociétés, l’économie, la nature sont des systèmes complexes dynamiques en équilibre.

La démocratie participative – où tous les éléments d’un système peuvent exprimer leur avis et où la finalité est un consensus – est l’un des exemples les plus harmonieux de système en équilibre. Mais constitue-t-il pour autant la panacée et ce modèle est-il adapté à toutes les situations ?

Hegel en 1807, Piaget en 1936, Graves en 2002 ou encore Laloux en 2014 ont montré que les systèmes se développent en suivant des étapes au travers desquelles ils se construisent et deviennent non seulement de plus en plus complexes, mais aussi de plus en plus performants. Ces étapes commencent par l’affirmation de la singularité du système, puis de sa fonction, puis de ses règles. Ces premières étapes sont suivies d’une phase de progrès et de recherche d’efficacité, qui se termine par une étape pluraliste où le système intègre une nouvelle notion : le partage de son environnement avec d’autres systèmes qui ont chacun leur place. On observe ces étapes dans le développement de l’enfant, mais aussi dans celui des organisations sociales ou des systèmes philosophiques. Aux stades initiaux de leur ontogenèse (développement progressif d’un organisme depuis sa conception jusqu’à sa forme mûre), les systèmes primaires sont essentiellement basés sur l’ego, les relations de forces, d’autorité, un contrôle et une organisation centralisée. Plus tard, dans leur développement, ils deviennent plus consensuels et altruistes. La pensée systémique serait l’étape suivante de l’ontogenèse.

Conclusions

Le Suisse Werner Ulrich, spécialiste en philosophie des systèmes sociaux, a démontré dans sa thèse en 1983 à quel point la construction de notre représentation du monde comptait dans nos prises de décisions. Il est considéré comme l’un des fondateurs de la théorie des systèmes critiques, ce qui l’a amené, comme la Task Force, à travailler pendant de nombreuses années pour la Confédération.

Si l’on considère que les systèmes socio-politiques ont à leur disposition, pour prendre des décisions, toute la panoplie de leurs étapes de développement, on peut légitimement se demander si certaines ressources sont meilleures que d’autres. Les décisions et les actions basées sur les paradigmes plus précoces du développement systémique (rapport de force, autorité) sont clairement plus adaptées pour gérer les crises par exemple. En temps de guerre, un système pluraliste n’a aucune chance de réagir à une attaque ennemie. En revanche, les décisions prises par des systèmes pluralistes seraient mieux à même de répondre aux problèmes complexes. Mais elles nécessitent plus de temps.

Alors ? Entre une mauvaise décision prise rapidement et une bonne décision prise trop tard… il est difficile de choisir. Le « Aussi vite que possible mais aussi lentement que nécessaire » de notre conseiller fédéral prend tout son sens…

Une pandémie est une réaction homéostatique de l’écosystème ; elle ne se réduit pas à une simple série de relations cause-effet entre un laboratoire chinois ou une chauve-souris et l’hospitalisation d’un proche ou la faillite d’une entreprise. Les interdépendances entre les composantes du système, l’économie, le système sanitaire, le tissu social, sont tellement complexes qu’elles rendent indispensable le recours à des spécialistes qui utilisent des outils sophistiqués pour gérer la crise. C’est le rôle des systémiciens de la Task Force.

Pendant cette période de crise, la pensée cartésienne, qui réduit la réalité à une somme de relations de causes à effets simplificatrice, ne nous aide pas et nous devons admettre les limites de nos capacités à saisir, comprendre, maîtriser les situations complexes. Les autorités donnent parfois l’impression de naviguer à vue ? C’est peut-être le cas… ce que l’approche systémique qualifierait de sage et pragmatique probablement.

Pour les décideurs, recourir à des bataillons d’experts et en particulier à des spécialistes de la systémique est une mesure qui fait sens. Cela permet de donner les réponses les plus optimales dans un temps imparti limité. Mais face à la complexité, les réponses parfaites n’existent pas ! En situation de crise, retrouver un équilibre dynamique sain et prospère nécessite parfois un repli vers un fonctionnement plus « autoritaire ». Les décideurs doivent prendre leurs responsabilités, assumer leur vision du monde et faire valoir leurs convictions.

Alors, en période de crise, réflexion ou action, pensée systémique ou cartésienne ? La réponse ne va pas de soi. Nous devons être conscients que les systèmes ont leurs limites et néanmoins essayer de trouver un équilibre dynamique.