Pandémie : un révélateur/accélérateur de la fracture digitale

Pandémie : un révélateur/accélérateur de la fracture digitale

La fracture digitale désigne les inégalités d’accès au numérique. Elle peut prendre la forme de difficultés d’accès physique aux outils comme l’absence d’accès internet par exemple ou l’emploi d’ordinateurs ou smartphones dotés de systèmes d’exploitation obsolètes, mais également de manque de compétence. Si la fracture digitale peut être appréhendée au niveau macro, soit à l’échelle d’une population ou d’un pays en fonction du niveau de développement et de la maturité digitale de l’administration et de ses citoyens, elle peut aussi l’être au niveau micro, soit de l’individu, voire de l’entreprise. Pour les employés, le manque de compétence a plusieurs facettes et peut être synonyme de lacune technique (mauvaise compréhension des outils de bureautique, de communication et des logiciels utilisés par l’entreprise), de lacune culturelle (mésestimation des enjeux liés à la protection des données ou la cybersécurité) voire de lacune managériale (difficulté d’adapter son leadership au digital, incapacité d’instaurer des processus liés aux nouveaux outils). La pandémie à laquelle nous assistons ayant propulsé le digital et plus particulièrement les moyens de communication numériques sur le devant de la scène, cet usage accru du digital, du jour au lendemain, sans véritable accompagnement ni période d’acceptation de nouveaux outils, n’a fait qu’accroitre les inégalités et la fracture digitale en tant que telle. Ainsi, malgré un taux élevé d’accès à internet par ménage1en comparaison internationale, la Suisse n’est pas épargnée par ce phénomène.

Fracture digitale : PME versus grandes entreprises

La pandémie a en effet mis en lumière non seulement les secteurs d’activités plus agiles, davantage susceptibles d’être décentralisés ou d’assurer une continuité en télétravail, mais également les entreprises capables de s’adapter, d’innover et de diriger des équipes avec de nouveaux outils impliquant de repenser les processus. En définitive, il s’est agi pour le chef d’entreprise de tirer parti de cette nouvelle donne, voire d’adapter son modèle d’affaires dans un contexte plus digital. Paradoxalement, on soulignera que les grandes entreprises ont été plus agiles, car elles avaient déjà acquis, pour certaines, une expérience du télétravail et parce qu’elles ont pu s’organiser rapidement via l’action décisive d’un service IT souvent bien doté. Ainsi, l’avance technologique, une culture d’entreprise plus digitale et les moyens d’équiper les collaborateurs dans leurs foyers ont été indéniablement des atouts stratégiques pour le maintien de l’activité des grandes entreprises.

Si dans les grandes structures, des postes sont dédiés à l’élaboration de plans de crise, de continuité et d’adoption de nouveaux outils, au sein des PME, cette responsabilité incombe au chef d’entreprise. C’est également à lui d’identifier le fossé qui sépare ses employés selon leurs compétences digitales. En définitive, il doit donc endosser lui-même le rôle de Digital Adoption manager. Il est cependant très difficile de rajouter encore cette casquette au patron de PME, dont la mission est, rappelons-le, de faire « tourner » son entreprise.

Le télétravail comme incubateur de la fracture

En mars 2020, la population suisse a été mise en télétravail. Ce dernier a non seulement mis en lumière les différences en termes d’aisance numérique en général, mais également les difficultés d’adoption de nouveaux outils. Ainsi, au niveau managérial, l’incapacité de s’adapter aux nouveaux processus, voire le manque de confiance de certains managers envers leurs équipes a fait apparaître la schizophrénie du responsable qui fait confiance sur site, mais qui devient méfiant lorsque son subordonné est à la maison. Cette fracture culturelle, qui peut se caractériser par un sentiment d’infantilisation des employés et une perte de motivation a un nom : le « brown out ». Ce dernier engendrerait même une attitude de détachement du collaborateur face à la vacuité de certaines tâches confiées que le manager est encore en mesure de contrôler.

Si les séances en présentiel ont rapidement été remplacées par une pléthore de visio-conférences, cet usage d’urgence aurait dû faire place à l’emploi d’autres fonctionnalités. En effet, nombre de ces outils sont en réalité des outils collaboratifs permettant bien davantage de possibilités : de la gestion de projet à la mise en place de workflows en passant par les collaborations interdépartementales. Ces possibilités ont des impacts décisifs sur les fonctionnements internes et, par ricochets, sur l’ensemble des activités de la structure et il serait dommage de ne pas exploiter ces potentiels.

De la nécessité d’encadrer les nouvelles pratiques

A l’issue de la levée de l’obligation de télétravail, à n’en pas douter, le retour sur site devra être accompagné. Que garder des compétences acquises sur le tas ? Les nouveaux outils ont-ils été employés à bon escient ? Des formations ou adaptations des processus sont-elles nécessaires ? Au coeur de ce nouveau paradigme, l’interopérabilité des systèmes et notamment la multiplicité des canaux de communication sont sources de nouvelles difficultés. De plus, le rythme d’adoption des technologies peut engendrer des problèmes organisationnels entre employés. En effet, il y a un risque réel que certains souhaitent revenir aux processus non digitalisés d’avant la crise, ajoutant ainsi un nouveau décalage en interne. On peut également identifier la fracture probable avec les attentes de la clientèle ayant adopté de nouveaux comportements de consommation : commande en ligne, utilisation de QR code, etc.

Transformation digitale et responsabilité du chef d’entreprise

Pour le chef d’entreprise, les nouvelles compétences acquises sont une opportunité de remettre à plat les processus, la culture d’entreprise et poser les jalons d’une véritable stratégie de transformation digitale. Un rapport de 2019 de l’OFS2 démontrait déjà l’impact de l’instauration de nouveaux outils sur les processus de travail. Ainsi, « un quart des actifs estime que la nature de leur travail a changé au cours des 12 derniers mois à la suite de l’introduction de nouveaux logiciels ou d’équipements informatisés ».

On touche là le coeur de la transformation digitale, à savoir non pas la technologie en soi, mais la capacité de s’adapter aux changements induits par cette dernière ; car la technologie engendre un nouveau paradigme, des changements de modes de fonctionnements profonds, des changements de culture d’une entreprise. En ce sens, certains spécialistes3 s’accordent sur six chantiers prioritaires de la transformation digitale des entreprises : le leadership, la culture et l’organisation, la technologie, la maîtrise des données, le marketing et l’expérience client et enfin la mesure de la performance. Pour le tissu économique romand, les trois premiers chantiers et leurs profondes implications n’ont jamais été aussi importants que durant cette pandémie. Or, on le rappellera, si les petites structures ne peuvent se permettre le luxe d’engager un Chief digital officier, elles doivent en revanche, être capable de remise en perspective, de reconnaître le besoin de transformation et de décider le changement. C’est donc une nouvelle responsabilité doublée d’une nouvelle fonction qui s’impose au chef d’entreprise. Car pour emmener l’ensemble des collaborateurs et permettre une adoption digitale rapide, le signal doit provenir d’en haut, comme souligné dans le Harvard Business Review : « Delivering on the promise of accelerated digital adoption requires a strong push from the top and a supportive environnement for continual change from the grass roots »4.

https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/culture-medias-societe-information-sport/societe-information/indicateurs-generaux/menages-population/acces-menages-internet.html
https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home.assetdetail.11127963.html
Ducrey Vincent et Vivier Emmanuel, Le guide de la transformation digitale, Hub Institute, 2017
The State of Digital Adoption 2021, Uncovering digital change, digital adoption, and the gaps which offer opportunity. Harvard Business Review