Les tribulations d’un juriste en période COVID

Les tribulations d’un juriste en période COVID

Fin février 2020, le 28 pour être tout à fait précis, sortait la première ordonnance sur les mesures destinées à lutter contre le coronavirus l’ordonnance COVID-19. Ce texte, qui tire ses fondements de la loi sur les épidémies, avait pour objectif de diminuer le risque de transmission du coronavirus. Ainsi, l’une des toutes premières mesures fut d’interdire les manifestations de plus de mille personnes et de demander aux organisateurs de manifestations de taille inférieure d’évaluer, en fonction des risques et avec l’avis du canton, s’ils pouvaient les maintenir ou non. On ne s’en rendait pas encore compte, mais la machine législative était lancée et elle allait prendre une dimension bien supérieure à tout ce qu’on aurait pu imaginer.

Gestion de la crise par le Conseil fédéral : situation extraordinaire

L’environnement juridique ainsi créé, parfaitement inédit, va en effet évoluer à une vitesse encore jamais atteinte. Des renseignements parfaitement corrects donnés un jour s’avéraient être faux une semaine plus tard, voire un jour après les fameuses conférences de presse du Conseil fédéral dont le rythme était quasi bi-hebdomadaire au début de la crise sanitaire. Il a fallu suivre toutes ces nouveautés et oublier les acquis pour se mouvoir dans un droit qui devait s’adapter à la situation au fur et à mesure des besoins. Tantôt un chef d’entreprise ou un apprenti ne pouvaient pas prétendre aux célèbres RHT, tantôt ils entraient dans les ayants droit, pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres. Mais pour vraiment se rendre compte de l’ampleur du phénomène, il est impératif de se replonger dans les diverses lois, ordonnances et leurs modifications successives.

Si l’on commence avec l’ordonnance COVID-19, première du nom, on s’aperçoit que les cinq petits articles qu’elle comportait ont été en vigueur du 28 février au 13 mars 2020 et tenaient sur deux pages. Cette ordonnance a cédé sa place à l’ordonnance 2 COVID-19, en vigueur elle du 13 mars 2020 15h30 au 22 juin 2020. Oui, cela ne s’invente pas, et c’était même l’une des caractéristiques de cette période bien particulière, les entrées en vigueur des différents textes de lois ou d’ordonnances (fédéraux ou cantonaux) étaient programmées pour un certain jour, ce qui n’est en soi pas extraordinaire, mais aussi à une heure bien spécifique. Vu l’urgence de la situation, on peut comprendre qu’une ordonnance entre en vigueur en cours de journée, mais par la suite il était devenu usuel de préciser que tel ou tel texte de loi entrerait en vigueur tel ou tel jour à 0h00. Or il semble pourtant assez évident que si une ordonnance doit entrer en vigueur à une date prévue, c’est à cette date précise laquelle commence à minuit pour finir 24 heures plus tard. Au-delà de la simple anecdote cela n’a pas été sans soulever de nombreuses questions d’entrée en vigueur de certaines mesures.

L’ordonnance COVID-2 marquait la prise en main de cette crise par le Conseil fédéral, lequel en se fondant sur la loi sur les épidémies avait ordonné la situation extraordinaire, ce qui lui permis d’exercer des pouvoirs d’urgence et d’édicter des ordonnances et des décrets rapidement et sans l’intervention du Parlement. Avec cette ordonnance, qui visait le même but que la précédente, on entrait dans le vif du sujet et dans le détail des mesures à mettre en place et à respecter. On passait ainsi de deux pages de texte dans l’ordonnance COVID-19 à vingt-neuf pages dans l’ordonnance 2 COVID-19, sans compter les onze pages des différentes annexes au texte (annexes concernant la liste des pays et régions à risque, la limitation du trafic transfrontalier des personnes, les biens soumis au contrôle à l’exportation, la liste des médicaments/dispositifs médicaux et équipements de protection importants, la liste des substances actives pour le traitement du COVID-19, les catégories de personnes vulnérables, les mesures sanitaires à la frontière). Cette ordonnance 2 a connu vingt-quatre versions en l’espace d’un peu plus de trois mois et, durant le seul mois de mars 2020, ce texte a évolué le 16, le 17, le 19, le 21, le 25, le 26 et le 28 mars, parfois uniquement au niveau des annexes, en y plaçant par exemple de nouveaux médicaments, de nouvelles pathologies rendant une personne vulnérable au coronavirus, en ajoutant un pays à la liste des régions à risque, etc., mais aussi pour publier des modifications plus substantielles du texte lui-même. De quoi être aux aguets en permanence pour celui qui doit suivre l’évolution législative et au rendez-vous devant son écran pour ne pas manquer les apparitions du Conseil fédéral et ses lots de nouvelles mesures.

Une situation particulière d’une certaine complexité

Le 19 juin 2020, le Conseil fédéral mettait fin au régime de la situation extraordinaire en ordonnant la situation particulière conformément à la loi sur les épidémies. Dès lors, le Conseil fédéral ne pouvait plus prendre toutes les mesures nécessaires pour lutter contre la pandémie, mais uniquement celles prévues par la loi et en consultant au préalable les cantons. L’ordonnance COVID-19 situation particulière venait ainsi remplacer en partie l’ordonnance 2 COVID-19. En partie seulement car l’autre partie, celle concernant les mesures visant à maîtriser des problèmes consécutifs à l’épidémie, émanait de l’ordonnance 3 COVID-19, fondée non plus sur la loi sur les épidémies, mais sur l’article 185 alinéa 3 de la Constitution fédérale (préservation de la sécurité intérieure) à défaut d’une loi formelle déléguant explicitement la compétence au Conseil fédéral, selon les règles usuelles du droit. Cette ordonnance 3 COVID-19, qui est entrée en vigueur le 22 juin 2020 à 0h00, a déjà fait l’objet de vingt-et-une versions, le même nombre d’ailleurs que sa soeur, l’ordonnance COVID-19 situation particulière. Rien que ça.

Puis vint la loi, cette fameuse loi COVID-19 adoptée par le Parlement est entrée en vigueur le 26 septembre 2020 (on peut esquisser un sourire car il n’y a ici aucune précision quant à l’heure d’entrée en vigueur de cette dernière). Elle donne la compétence expresse au Conseil fédéral d’agir directement en adoptant des mesures supplémentaires dans différents domaines et constitue aussi le fondement légal inébranlable de l’ordonnance 3 COVID-19. Cette loi en est à sa sixième version et il semble déjà prévu, dans le recueil systématique des lois fédérales, qu’elle évolue encore sept fois d’ici au 1er janvier 2032, tout un programme… Que ce soit d’ailleurs avec cette loi ou avec toutes les autres ordonnances, il s’agit toujours de s’assurer d’avoir la bonne version, les moteurs de recherche d’internet proposant régulièrement des textes qui ne sont plus en vigueur. De quoi s’emmêler davantage encore les pinceaux.

Et si seulement il n’y avait que ça…

En effet, la présentation des premières ordonnances puis de la loi COVID ne représente dans les faits qu’une infime partie de la face visible de l’iceberg législatif et le nombre de textes de lois spécifiques au COVID-19 est impressionnant, surtout que, là aussi, chacun de ces textes a déjà fait l’objet de moult versions.

Voici un petit florilège, non exhaustif, des textes adoptés par le Conseil fédéral : l’ordonnance sur les pertes de gain COVID-19, l’ordonnance COVID-19 cas de rigueur, l’ordonnance COVID-19 prévoyance professionnelle, l’ordonnance COVID-19 bail à loyer et bail à ferme, l’ordonnance COVID-19 culture, l’ordonnance COVID-19 droit environnemental, l’ordonnance COVID-19 assurance-chômage, l’ordonnance COVID-19 la presse écrite, l’ordonnance COVID-19 médias électroniques, l’ordonnance COVID-19 attestation de la qualité d’électeur, l’ordonnance COVID-19 examen suisse de maturité 2021 (texte pas encore en vigueur), l’ordonnance sur les cautionnements solidaires liés au COVID-19 (texte plus en vigueur), l’ordonnance COVID-19 sports d’équipe, l’ordonnance COVID-19 accueil extra-familial pour enfants, l’ordonnance COVID-19 déclassement de vins, l’ordonnance COVID-19 asile, l’ordonnance COVID-19 justice et droit procédural, pour ne citer que celles-ci.

Et l’on n’oubliera pas, de surcroît, les différentes règlementations cantonales édictées du fait que la plupart des ordonnances fédérales susmentionnées accordent, en plus, des compétences particulières aux cantons.

Alors si l’on pensait qu’il était aisé pour les juristes de naviguer dans ce flot de matière, à l’évolution aussi rapide que régulière, on peut assez facilement revoir son jugement à la lumière de ce récit qui reprend chronologiquement mais non exhaustivement les étapes de la législation COVID-19. Il ne reste qu’à souhaiter que cette législation, aussi abondante soit-elle, soit la plus éphémère possible.