Les institutions helvétiques en situation particulière

Les institutions helvétiques en situation particulière

Les institutions politiques sont toujours compliquées. En Suisse, le système fédéraliste y ajoute une couche de complexité – que les amateurs de schémas simples aiment critiquer – et cette complexité naturelle est susceptible de s’accentuer encore lorsque survient une situation de crise.

Il n’est dès lors pas inintéressant de rappeler brièvement comment les institutions helvétiques ont fonctionné depuis l’apparition du coronavirus.

Le Conseil fédéral prend les commandes

La Constitution fédérale prévoit le droit d’urgence exercé par le Gouvernement (art. 184 et 185). Lorsqu’il s’agit de sauvegarder les intérêts du pays, le Conseil fédéral peut prendre des mesures urgentes et édicter des ordonnances de nécessité, limitées dans le temps. Si ces mesures sont amenées à se prolonger, il faut alors les soumettre à l’Assemblée fédérale.

Pourtant, les toutes premières mesures adoptées au début de l’année 2020 n’ont pas été fondées sur le droit d’urgence, mais sur la loi fédérale sur les épidémies, révisée en 2012. En dérogation au principe qui prévaut en temps normal, où la politique sanitaire relève des cantons, la loi sur les épidémies définit la notion de «situation particulière», qui autorise le Conseil fédéral, après avoir consulté les cantons, à ordonner des mesures visant les individus, la population et les professionnels de la santé; la loi prévoit ensuite, sans la définir, la notion de « situation extraordinaire », qui autorise le Conseil fédéral à ordonner des mesures pour tout ou partie du pays. C’est en se fondant sur cette loi que l’exécutif fédéral, en février 2020, a déclaré la Suisse en « situation particulière ».

Lorsque le nombre des contaminations a augmenté, à la mi-mars, la situation a été qualifiée d’«extraordinaire», ce qui a autorisé la mise en place des mesures de semi-confinement. C’est à ce moment qu’a été invoqué le droit d’urgence, afin que le Conseil fédéral puisse agir aussi dans d’autres domaines – par exemple celui des aides économiques.

Au mois de juin, on est revenu à une situation sanitaire « particulière » et depuis lors ce régime est resté en vigueur sans interruption. Pourtant la distinction entre situation particulière et extraordinaire s’est révélée par moments assez subtile, en particulier lorsque le Conseil fédéral a imposé de nouvelles mesures de fermetures durant l’hiver 2020-2021.

Le début de l’été 2020 a été l’occasion, pour le Conseil fédéral, de mettre de l’ordre dans sa législation d’urgence, en la regroupant et en triant les décisions qui, pour être prolongées, nécessitaient une base légale. C’est ainsi qu’est née la loi Covid-19 («loi fédérale sur les bases légales des ordonnances du Conseil fédéral visant à surmonter l’épidémie de Covid19»). Cette loi fédérale urgente a été votée par le Parlement le 25 septembre 2020 et elle est entrée en vigueur le lendemain, avec une durée de validité limitée. Elle a ensuite fait l’objet d’un référendum qui amènera les citoyens suisses à se prononcer le 13 juin 2021.

Une partie de la population sera tentée d’interpréter cette votation comme une occasion de se prononcer sur la manière dont le Conseil fédéral a géré la crise. De ce point de vue, le bilan est en demi-teinte. Au moment de la première vague, face à l’effet de surprise, son action a été perçue plutôt positivement. Mais sa combativité du printemps 2020 a fait place à une forme d’enlisement craintif dès l’hiver suivant, avec des mesures de fermeture et d’isolement interminablement prolongées. Le Conseil fédéral serait-il meilleur en situation extraordinaire qu’en situation particulière ?

L’Assemblée fédérale assure les arrières

La première vague de l’épidémie, en mars 2020, vient interrompre la session de printemps des Chambres fédérales. La délégation administrative du Parlement décide de réduire les activités au strict minimum et seules sont maintenues quelques réunions destinées à préparer les sessions suivantes ou à répondre aux sollicitations du Conseil fédéral. La délégation parlementaire des finances est notamment amenée à se prononcer sur les crédits urgents demandés par le Conseil fédéral.

Rapidement, le Conseil fédéral et le Conseil des Etats préconisent une session extraordinaire. Celle-ci est finalement organisée au début du mois de mai et elle permet au travail parlementaire de reprendre son cours après moins de deux mois d’interruption – même si les thèmes abordés sont exclusivement consacrés au coronavirus.

A partir de là, l’activité des Chambres n’est plus guère affectée par la « situation particulière ». Les parlementaires valident a posteriori les principales décisions du Conseil fédéral, approuvent la loi urgente Covid-19, se prononcent sur les adaptations des mesures d’aide et se satisfont à peu près de cette forme de « droit d’urgence prolongé ».

A une occasion pourtant, un vent de révolte a soufflé dans les travées du Parlement. Entre fin février et début mars 2021, le Conseil national a envisagé de forcer la réouverture des établissements publics à une date précise. Finalement, cette revendication n’a fait l’objet que d’une simple déclaration, votée à une faible majorité. Certains constitutionnalistes s’en sont émus, estimant que le législatif ne devait pas s’ingérer dans la conduite exécutive de l’Etat ; en théorie ils avaient raison, mais cette fronde libertaire constituait, après tout, une réponse à l’activisme alarmiste de la « task force » scientifique. Cette dernière a d’ailleurs aussi été égratignée par plusieurs questions et propositions parlementaires.

Ces sursauts de mécontentement n’ont pas eu de suite. Les Chambres fédérales ont continué d’assumer leur rôle législatif et la gestion de la crise est restée entre les mains du pouvoir exécutif.

Les cantons agissent sur le terrain

Les premiers cas de coronavirus déclarés en Suisse ont surtout touché le Tessin et les cantons romands. Ces cantons ont réagi rapidement, davantage sans doute que si les décisions, à ce moment-là, avaient dû venir de la Berne fédérale.

Ensuite, lorsque la situation a été déclarée « extraordinaire », les cantons sont restés en première ligne pour exécuter les décisions du Conseil fédéral, organiser la politique hospitalière, faire respecter les mesures de distanciation, ou encore contrôler les conditions de travail dans les entreprises. La Confédération ne leur a pas permis de prendre des mesures allant au-delà de celles prévues dans les ordonnances fédérales urgentes : le gouvernement uranais, qui avait décidé de confiner toutes les personnes de plus de 65 ans, a été prié de revenir en arrière ; il en a été de même du gouvernement genevois, qui a dû renoncer à la mise à l’arrêt de tous les chantiers. Une semblable décision prise par le canton du Tessin a pu être maintenue grâce à une dérogation exceptionnelle.

Un domaine dans lequel les cantons ont pu se montrer créatifs a été celui des aides économiques. Dès les premières semaines de crise, en complément des mesures prises par la Confédération, un foisonnement de soutiens cantonaux a vu le jour. Certains ministres se sont montrés généreux, y compris sur le plan fiscal (Zoug a décidé d’abaisser son coefficient d’imposition de deux points) ; d’autres ont dû être davantage sollicités. La diversité des solutions et l’inventivité des autorités cantonales se sont encore vérifiées plus tard, lorsqu’il a fallu mettre en œuvre les aides pour « cas de rigueur » cofinancées par la Confédération.

Lorsque survient la « seconde vague » à l’automne 2020, les cantons ont réellement repris le contrôle de leurs mesures sanitaires, au point que les fermetures de commerces et d’établissements publics diffèrent d’une région à l’autre. Cette diversité fait le bonheur de nombreux « pendulaires », mais elle irrite la presse qui dénonce les limites du fédéralisme. Les Romands, après avoir fermé leurs restaurants pendant quelques semaines, les rouvrent au moment où les Alémaniques réclament de tout fermer. A la veille des Fêtes, sous la pression de certains ministres cantonaux, le Conseil fédéral reprend le droit de décider seul – sans toutefois décréter officiellement une « situation extraordinaire ».

Face à un pouvoir fédéral désormais obstinément enlisé, quelques rébellions se manifestent. Fin février 2021, la Suisse centrale et le Tessin refusent de fermer les terrasses bordant leurs pistes de ski ; mais le Conseil fédéral les contraint à céder après quelques jours. En mars, les cantons romands revendiquent haut et fort une réouverture rapide ; mais Berne fait semblant de ne rien entendre.

Les quelques « temps forts » recensés ici soulignent que les gouvernements cantonaux, même dépossédés de certaines de leurs prérogatives, se sont montrés des partenaires incontournables du Conseil fédéral tout en jouant par moment un rôle bienvenu de contrepouvoir.