Entendez-vous les cris ?

Entendez-vous les cris ?

Mars 2020 : équipée pour le télétravail, je suis confortablement assise à la maison. J’entends ces cris. Je ressens de la gêne d’être privilégiée comme employée au Centre Patronal, avec pour préoccupation de m’être précipitée au magasin avant le lockdown pour acheter mon colorant pour cheveux.

Je suis néanmoins fière d’être à la bonne place pour conseiller, guider et écouter tous ces micro-entrepreneurs qui craignent pour leur rêve et finalement pour la suite de leur vie.

Mars 2021 : je suis toujours bien installée en télétravail à la maison, même si j’y suis moins souvent. Les cris sont plus lointains, même s’ils sont toujours là. Depuis une année, plusieurs se sont tus, soit parce que beaucoup de ces entrepreneurs et indépendants ont été emportés par la première vague, soit parce qu’ils attendent d’être inexorablement balayés par la suivante. D’autres crient toujours, mais moins fort ou différemment. Ils ne crient plus à tout va, de manière désordonnée. Certains portent désormais la voix de tous. Ils se sont organisés, par impuissance ou par lassitude.

Et pourtant, au loin, certains surfent sur ces mêmes vagues qui font verser tant de larmes. On les entend rire, on les voit sourire, mais dans la discrétion, avec décence, conscients que s’ils sourient, c’est en partie dû à la chance.

Pour le meilleur, mais pas pour le pire

Nombreuses sont les personnes qui souhaitent se mettre à leur compte et lancer leur entreprise. Plusieurs d’entre elles viennent au Centre Patronal pour demander des conseils sur la marche à suivre. Peu importe l’âge, l’environnement professionnel, les raisons qui les motivent (flexibilité du travail, plus de revenus…), elles ont toutes en commun un projet qui leur tient à cœur, qui se mûrit souvent depuis longtemps. Elles rêvent d’une vie professionnelle meilleure et d’épanouissement personnel. Ce sont des personnes lambdas. Il ne s’agit pas de ces serial entrepreneurs que l’on voit dans les revues spécialisées. D’ailleurs, elles ne se considèrent pas comme chef(fe)s d’entreprise. Elles sont seulement porteuses d’un projet, « THE » projet. Sourire aux lèvres, elles sont armées d’une motivation à toute épreuve et sont prêtes à tout donner.

Quand je les reçois au Centre Patronal, nous échangeons sur ces éventuels sacrifices, sur les épreuves ou les désillusions qu’elles pourraient traverser en tant qu’indépendantes. Mon rôle est de m’assurer qu’elles ont pris conscience des risques et des enjeux de ce nouveau statut. Nous évoquons la difficulté de constituer une clientèle, de se verser un salaire régulier dans les premiers temps, la nécessité de faire des économies en cas de coup dur ; alors même qu’elles auront dépensé ces mêmes économies pour se lancer. Mais souvent, ces gens ne m’écoutent que d’une oreille, car le rêve ne peut forcément qu’avoir de l’avenir. Le créateur d’entreprise connait son cœur de métier. Elle ou il va mettre le paquet !

En règle générale, il est moins armé pour l’administratif, car surtout orienté métier. Sauf si, bien sûr, son métier, c’est l’administratif et les chiffres. Il n’a souvent pas préparé de plan de gestion de crise en cas de perte d’un gros client, de défaut d’un fournisseur, de piratage informatique… Mais, de toute façon, que pourrait-il arriver de plus grave ? Nous sommes en Suisse, tout va bien ! En cas de crise, on improvisera et on verra le moment venu. Le pire n’est ni envisagé, ni en envisageable d’ailleurs. Et pourtant.

L’arbitraire de la crise COVID

Dans le cas de la crise COVID, peu d’entreprises (même les plus importantes) avaient planifié le scénario de la pandémie et ses impacts, sauf bien entendu celles citées par les complotistes ; entreprises qui auraient même orchestrés les choses. Alors, les petits indépendants, n’en parlons pas !

Ce qui est difficile à digérer, c’est l’impact arbitraire du virus d’une part, et de la gestion de la crise d’autre part. Les gouvernements décident des ouvertures, des fermetures, de ceux qui recevront de l’aide et de ceux qui devront au contraire se débrouiller, alors que pratiquement tous se sentent victimes. On a intérêt à se trouver dans la bonne case. Tu es un restaurant, un commerce non essentiel, un voyagiste ou un fournisseur de l’une de ces branches ? Pas de bol ! Tu peinais à vendre tes plexiglas, tes cuisines et ta plateforme de e-commerce ne décollait pas ? Bingo ! Les uns doivent gérer les pertes et les autres ne savent plus où donner de la tête. D’entrée de jeu, il y a les perdants et les gagnants ; chacun dans des proportions variables. Néanmoins, heureusement, beaucoup de perdants bénéficieront d’une aide, même si elle ne compensera pas l’ensemble des pertes ; grâce au fait que, contrairement aux crises du passé, les gouvernements investissent massivement pour éviter les faillites ou du moins limiter les dégâts. Même si, en termes de faillites, nous n’avons encore rien vu et que l’hécatombe dans le milieu de la restauration en particulier commence à se profiler.

La crise COVID, c’est non seulement l’arbitraire, mais aussi l’impuissance qui frappe et qui passe mal, dans une Suisse dont le succès vient du travail et l’effort.

Inégalités dans les réactions

Nous sommes tous inégaux face à une crise, quelle qu’elle soit d’ailleurs. Lors de la crise COVID, pour la majorité, c’est d’abord la panique, tandis que les autres attendent de voir venir. Les lignes téléphoniques explosent : « A l’aide ! ». Au Centre Patronal, on les guide au mieux pour qu’ils puissent trouver leur chemin dans les méandres des démarches administratives pour obtenir de l’aide. Je ne peux m’empêcher de me demander ce qu’il va advenir du rêve ? Peut-il perdurer ? Quelle sera la réponse donnée par les individus dont les entreprises sont touchées directement ou indirectement ? Des dégâts financiers, il y en aura c’est sûr, mais qu’adviendra-t-il des dégâts émotionnels ? Ceux dont on parle moins, par pudeur, mais que nous percevons dans la voix de nos interlocuteurs.

Ceux qui étaient sur la corde raide sentent que cette crise va mettre un point final au rêve. On ne parlera pas de faillite, mais de cessation d’activité. Oui, je suis confortablement assise, mais je partage l’effroi de cette indépendante qui me dit qu’elle va fermer car ses économies ne lui permettent plus de faire face à cette situation et qu’elle ne souhaite pas s’endetter avec les prêts COVID, alors même que deux ans plus tôt tout allait si bien.

Mais dans cette désolation, il y a aussi l’agitation de ceux qui redoublent d’inventivité, qui occupent les réseaux sociaux, qui livrent à domicile ; tout pour empêcher le client de s’en aller durablement. Certains s’épuisent, d’autres réussissent. Là aussi, des inégalités dans les compétences, mais aussi dans les moyens financiers mis en œuvre ; toujours cette histoire de cigale ou de fourmi. De nouveaux acteurs arrivent sur le marché : celle qui me contacte pour lancer son activité de création de savons ou encore celui qui décide de livrer des apéritifs à domicile.

Et comme dans tout chaos, il y a aussi ceux qui profitent : comme ceux dont on taira le nom qui ont créé un site de vente en ligne de masques en tissu, qu’aucun client n’a jamais reçus.

Mai 2021

Une année après peut-on dire que les cartes ont été entièrement redistribuées ? La réponse est non et elles ne le seront probablement pas car beaucoup de petites structures vont néanmoins perdurer. Ouf ! Mais reste à savoir comment. Pour plusieurs les choses auront changé car le consommateur lui aussi est en crise. Pendant cette période, sa vie a été bouleversée : ses aspirations et, pour plusieurs, leur niveau de vie. Sans doute que beaucoup investiront leur argent et leur temps différemment ; continueront à acheter sur internet, voyageront davantage en Suisse, mangeront plus à la maison. Tous les indépendants et micro-entrepreneurs qui auront survécu devront s’adapter à ces nouveaux paradigmes mais personne n’oubliera jamais ces cris.