Santé publique versus secteur privé : de l’antagonisme à la nécessaire collaboration

Santé publique versus secteur privé : de l’antagonisme à la nécessaire collaboration

La Constitution fédérale prévoit que la Confédération et les cantons s’engagent, en complément de la responsabilité individuelle et de l’initiative privée, à ce que toute personne bénéficie des soins nécessaires à sa santé1 . Elle protège également la liberté économique qui garantit au justiciable le droit de choisir sa profession, le libre-accès à une activité économique privée et son libre exercice2.

En rappelant ces deux dispositions de notre constitution, on devine d’emblée les champs de tension qui peuvent résulter de la confrontation des intérêts de l’Etat à ceux des privés dans un domaine qui pèse économiquement plus de 80 milliards de francs suisses par année3 et dont la charge croissante des primes d’assurance-maladie sur les ménages ne cesse de questionner et d’inquiéter. 

Cela étant, l’Etat a un rôle central dans le système de santé : il en est le garant. A ce titre, l’Etat a notamment l’obligation de planifier les soins stationnaires. Cette tâche est essentielle pour répondre aux besoins en soins actuels et futurs de sa population. 

Le législateur, par le biais de la réforme du financement hospitalier de 2012, a souhaité instaurer un régime impliquant une certaine concurrence entre les acteurs du secteur hospitalier afin d’améliorer l’économicité et la qualité du système de santé. Plus de concurrence, plus de transparence et par conséquent une plus grande efficience devait résulter de cette réforme.

Les choses ne sont pourtant pas aussi simples. En effet, l’une des caractéristiques du marché des soins est qu’il ne remplit que très… imparfaitement la définition d’un marché de concurrence parfaite. Il en même, semble-t-il, assez éloigné : assurance-maladie obligatoire, asymétrie de l’information entre professionnels de la santé et patients, demande supposément induite par l’offre sont quelques-unes des particularités que lui prêtent volontiers les économistes de la santé et qui le distingue d’autres marchés plus efficients. 

Il n’en demeure pas moins que l’Etat est également un acteur économique de ce marché, si imparfait soit-il, dont les agents sont mus par des ressorts identiques à ceux des entreprises privées. Ainsi, un hôpital public a besoin de fonds pour fonctionner et donc de patients à opérer ; il est donc à ce titre également un agent économique qui va chercher à prendre des parts de marché à ses concurrents. Il jouit toutefois d’une position privilégiée en termes de concurrence puisqu’il appartient directement ou indirectement à l’autorité qui planifie, subventionne, confie les mandats de prestations aux autres acteurs sanitaires et délivre les autorisations d’exploiter ou de pratiquer. La tentation est donc grande pour l’autorité de privilégier ses propres structures sous prétexte de santé publique et de limiter fortement le champ d’action des structures privées, que l’on accuse alors volontiers de chercher exclusivement à réaliser du profit en sélectionnant les cas les plus rentables. On oppose ainsi, un peu simplement mais de manière parfaitement commode, la santé publique à l’initiative privée. La première étant par nature noble et au service de la population, la seconde vénale et à la solde du seul profit de ses actionnaires.

La crise du COVID-19 nous permet toutefois de relativiser quelque peu ce lieu commun. Le secteur sanitaire privé, qui dans le canton de Vaud – principalement par la volonté des autorités – fait très modestement partie de la planification hospitalière, a soudain été considéré comme absolument indispensable à la lutte contre la pandémie. En effet, lorsque le Conseil fédéral a décrété, le 16 mars 2020, l’interdiction des traitements non urgents pour permettre de libérer le plus de capacité hospitalière possible afin de faire face à une éventuelle flambée des cas graves, le Canton de Vaud a légiféré par voie d’arrêté et réquisitionné toutes les cliniques privées de son territoire, indépendamment du rôle qu’elles étaient appelées à jouer précédemment dans la planification4. Les quelque 800 lits des cliniques privées, vidés de leurs patients par ordre de la Confédération, ont dès lors rejoint le dispositif de crise cantonal dans une sorte d’union sacrée.  Elles ont servi de structures de défaisance aux hôpitaux publics et subventionnés et nombre de collaborateurs de ces établissements qui ne pouvaient plus y travailler ont été mis à disposition en renfort des hôpitaux. 

Cette crise participe, par conséquent, à démontrer l’utilité bien réelle d’un secteur sanitaire privé fort dans ce canton. En situation normale, les cliniques accueillent environ 18% des hospitalisations, ce qui n’est pas anodin du point de vue des soins dispensés à la population, sans que cela ne coûte à l’Etat. En cas de crise majeure, on peut, comme on l’a vu, immédiatement compter sur un renfort important et des compétences essentielles à la disposition des pouvoirs publics. Dans une perspective de gestion de crise, c’est une forme d’assurance efficace et bon marché pour la collectivité.

Malgré l’union sacrée les mauvaises habitudes ont la vie dure

Les cliniques privées ont subi, comme les autres hôpitaux, une diminution drastique du nombre d’opérations, principalement en raison de l’interdiction des traitements hospitaliers non urgents. Le Conseil d’Etat a donc décidé de soutenir les hôpitaux du canton en dégageant une enveloppe de 160 millions de francs pour permettre de couvrir les surcoûts et le manque à gagner5. Les cliniques ont été exclues de l’essentiel de cette indemnisation ; elles n’ont en particulier rien obtenu au titre du manque à gagner, alors même que celui-ci n’a pas été compensé par la reprise des activités depuis le mois de mai 2020. L’Etat réquisitionne, l’Etat utilise les ressources privées, mais l’Etat refuse d’indemniser. Le Canton de Vaud fait pourtant figure d’exception. La majorité des cantons a indemnisé ses établissements hospitaliers sans discrimination, sans distinction fondée sur le statut public, subventionné ou privé des acteurs sanitaires engagés.

Dans le registre des pratiques discriminatoires du Canton de Vaud, il sied également de mentionner la prime COVID de 900 francs, offerte par l’Etat au personnel sanitaire en contact avec les patients atteints de la maladie lors de la seconde vague6. Or, là encore, les critères d’attribution définis par le Conseil d’Etat discriminent les institutions privées dont le personnel est, dans une large mesure, exclu de la manne étatique. Les assistants et assistantes en pharmacie, en soins dentaires, le personnel des cabinets médicaux, les organisations de soins à domicile privées (OSAD) pour n’en citer que quelques-uns ont été purement et simplement écartés de cette marque de reconnaissance. Ils ont pourtant contribué au maintien d’un système sanitaire opérationnel au service de la population, au même titre que le personnel éligible, qui lui est comme par hasard principalement employé dans des structures publiques ou subventionnées. Tous les salariés contribuables concernés apprécieront l’équité de la méthode.

L’étatisation de la médecine comme objectif

Vu de l’extérieur et en comparant les options prises par les autres cantons, le tableau décrit ci-dessus peut surprendre. Pourtant, il s’explique à notre avis en grande partie par le dessein poursuivi par la majorité du Conseil d’Etat : la volonté d’étatiser au pas de charge la médecine du canton. Il faut en effet se souvenir que le Canton de Vaud se distingue sur bon nombre de dossiers : moratoire fort sur l’installation des médecins, limitation des équipement médico-techniques lourds, planification hospitalière discriminatoire, initiative parlementaire pour l’instauration d’une assurance-maladie cantonale unique, gouvernance de l’hôpital universitaire qui restera – fait unique en Suisse – un service de l’Etat et subventionnements massifs au moyen des prestations d’intérêts général (les plus importantes de Suisse et de loin).

Cette crise et les choix arbitraires opérés par les autorités cantonales en matière de soutien du système sanitaire a sans conteste contribué à fragiliser le secteur des soins stationnaires privés. De là à y voir un calcul opportuniste à l’aube d’une nouvelle planification hospitalière qui devrait intervenir cette année encore, il n’y a qu’un pas que le lecteur choisira ou non de faire.

Art. 41 al. 1 let. b. Cst.
Art. 27 Cst.
https://www.obsan.admin.ch/fr/indicateurs/MonAM/couts-du-systeme-de-sante#:~:text=En%20Suisse%2C%20les%20d%C3%A9penses%20consacr%C3%A9es,soins%20de%20sant%C3%A9%20depuis%202000.
Art. 7 et 8 de l’Arrêté vaudois sur l’organisation du système de soins pendant la phase de lutte contre le coronavirus (COVID-19) du 1er avril 2020.
https://www.vd.ch/toutes-les-actualites/communiques-de-presse/detail/communique/soutien-financier-aux-hopitaux-et-aux-institutions-sanitaires-pour-compenser-les-pertes-liees-a-lar.pdf
https://www.vd.ch/toutes-les-actualites/communiques-de-presse/detail/communique/le-canton-de-vaud-octroie-une-mesure-de-reconnaissance-de-chf-900-au-personnel-de-sante-pour-son-i.pdf