L’abyssal retard numérique de l’administration

L’abyssal retard numérique de l’administration

La pandémie que nous traversons aura mis en lumière, de manière froide et cruelle, le retard consternant pris par le secteur public dans la numérisation. Pourtant berceau de l’internet (le World Wide Web a été créé au CERN à Genève), disposant de deux écoles polytechniques parmi les plus renommées au monde et comptant en son sein de nombreuses PME très innovantes en matière technologique, la Suisse a révélé ces derniers mois les lacunes immenses du secteur public dans le domaine numérique.

Au printemps 2020, la population apprenait avec étonnement que bon nombre d’acteurs du domaine de la santé transmettaient encore leurs données à la Confédération par e-mail ou fax, contraignant les employés fédéraux à saisir manuellement celles-ci. Une méthode de travail qui n’a pas manqué de provoquer erreurs et malentendus – que l’on se souvienne ici des nombreux ratages communicationnels des autorités sanitaires – et qui ont fait dire au Prof. Marcel Salathé, ancien membre de la Task Force Covid-19, qu’en matière de numérisation, « la Suisse [avait] deux décennies de retard ».

Un avion sans instruments

Le Conseil fédéral a donné l’image navrante d’un pilote traversant un orage à bord d’un avion dont les instruments ne donneraient un aperçu de la situation qu’une fois toutes les heures avant de replonger dans le noir : aucune donnée pertinente liée à la propagation du virus n’était disponible le week-end, ni les jours fériés et le black-out a même duré plusieurs jours entre Noël et Nouvel-An. Le Conseil fédéral a renoncé à se doter d’un tableau de bord permettant le suivi en temps réel de la pandémie sur le modèle de l’Allemagne qui, comme la Suisse, connaît un système fédéraliste. Privés de données qualitatives et actuelles, les sept sages ont procédé par tâtonnement et administré au pays un remède de cheval dont il mettra des années à guérir : alors que le lieu de contamination était inconnu dans 87% des cas, le gouvernement a fermé restaurants et commerces, poussant familles et entreprises vers la précarité. Dépourvues de base scientifique tangible, ces décisions sont aujourd’hui contestées par une partie grandissante de la population qui, peinant à reconnaître ces dernières comme judicieuses et pragmatiques, commence à prendre peur face à l’ampleur des dégâts pressentis. Avec pour corollaire de tendre le climat social et de diviser les forces au sein de nos institutions habituées au consensus.

L’OFSP, ce maillon faible

Dans l’œil du cyclone : l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), qui occupe 600 collaborateurs et dont le budget de fonctionnement annuel avoisine les 170 millions de francs. Un office qui, en douze ans, n’a quasiment rien entrepris en matière de digitalisation, hormis une loi sur le dossier électronique du patient (DEP), que le parlement a adoptée en 2015 mais qui n’a encore débouché sur aucun projet concret. Estimant que le DEP était très compliqué à mettre en œuvre, l’OFSP a préféré se concentrer sur ce projet, alors qu’il n’est que la partie d’un tout beaucoup plus grand. La faute également à un travail en silo de l’OFSP : au plus fort de la pandémie, l’Office fédéral de la statistique (OFS) a offert à plusieurs reprises son concours à l’OFSP pour traiter plus rapidement les données liées au Covid-19. Si l’OFS a pu collaborer à l’élaboration d’un tableau de bord, l’OFSP n’a pas voulu de l’aide de son confrère dans la préparation des données, domaine dans lequel il excelle pourtant.

En avril 2020, l’OFSP s’est bien doté d’un « responsable de la transformation digitale » en la personne de M. Sang-Il Kim, diplômé en médecine et en informatique, mais ce dernier dispose pour l’heure de trop peu de ressources financières et humaines pour obtenir des résultats concrets. En un mot comme en cent : l’OFSP n’a pas vu la numérisation venir.

De surcroît, l’administration fédérale fonctionne en silo et non pas de manière interdépartementale comme l’exigerait une situation de crise. Et comme si elle n’avait pas saisi la gravité de la situation, les manquements n’ont pas cessé avec l’annonce des premiers vaccins. Berne n’a ainsi pas commandé son système informatique national pour l’enregistrement des vaccinations avant la mi-décembre, ce qui en a retardé l’introduction. En outre, l’OFSP s’était engagé à publier les données précises sur le nombre de vaccins administrés dans les cantons le 11 janvier 2021. Des données lacunaires ont finalement été publiées avec un retard de trois semaines par rapport à ce délai, sous la forme… d’une diapositive Powerpoint enregistrée au format PDF.

Plus grave encore que les erreurs stratégiques dans la fixation des priorités et le travail en silo : l’OFSP n’a pas non plus su se doter d’un système permettant de réagir avec souplesse à l’imprévu. En voyant les problèmes révélés par la pandémie, l’Office aurait été bien inspiré d’explorer des solutions non conventionnelles en faisant appel à l’expertise réelle des nombreux fournisseurs de technologie privés en Suisse, par exemple en lançant un concours d’idées ou un hackathon. Pour cela, il eût fallu, en amont, établir une cartographie des acteurs innovants pertinent. Cela n’a pas été fait non plus.

Il serait injuste d’accuser l’OFSP d’être seul responsable de tous les ratages, d’une part parce que les cantons n’ont pas toujours fourni des données d’une qualité irréprochable, d’autre part parce que l’administration a surtout vocation à exécuter des décisions politiques, même si elle concourt bien entendu à leur élaboration. Or, en matière de numérisation du domaine de la santé, la politique, souvent percluse d’intérêts particuliers divergents, doit aussi assumer la responsabilité de ses nombreuses divisions sur le sujet. Tout comme le public d’ailleurs, que la notion de « patient transparent » effraie, sans doute parce qu’il n’a pas été suffisamment renseigné sur les bénéfices que la population pouvait tirer de l’e-santé.

Toute l’administration est concernée

La santé n’est pas hélas pas le seul domaine dans lequel l’administration s’est illustrée par un autisme numérique prononcé. Que l’on songe au vote électronique, projet abandonné « pour l’instant » par le Conseil fédéral en 2019, après des années de développement. Ou encore à l’e-administration qui, chez nos voisins, permet aux entreprises et aux particuliers de réaliser leurs démarches administratives en ligne. Le Danemark dispose d’une plateforme (www.borger.dk) gérant le 80% des transactions entre le citoyen et l’administration, moyen qui a permis au royaume de réaliser € 250 millions d’économies. En Estonie, cela fait 20 ans le virage digital a été amorcé et que 98% de l’administration est numérisée. En Suisse, rien de comparable : les services en ligne se limitent en général à de simples portails disparates proposant surtout le téléchargement de documents destinés à être renvoyés par la Poste.

L’administration donne ainsi la désagréable impression d’être trop convaincue de la qualité de ses services pour se remettre en question. Elle est également insuffisamment éperonnée par la classe politique pour sortir véritablement de sa zone de confort. En comparaison internationale, la Suisse truste ainsi les dernières places dans le domaine de l’e-governance (elle n’occupe que la 29ème place sur 36 dans le classement de l’UE sur la cyberadministration). Boston Consulting Group estime pourtant que la Suisse pourrait réaliser des économies importantes en numérisant son administration, qui seraient décuplées si elle recourait à l’intelligence artificielle.

Pendant ces 20 dernières années, nous avons commis l’erreur fatale de réduire la numérisation à sa triviale dimension informatique. Alors qu’il s’agit avant tout d’une question d’organisation, de culture et de gouvernance. C’est précisément sur cette prise de conscience que veut travailler CH++, l’organisation indépendante fondée en février 2021 par le Prof. Marcel Salathé et dont l’objectif est d’améliorer les compétences numériques et technologiques de la population, des politiciens et de l’administration. Elle vise notamment à mettre en place un monitoring et un rating pour mesurer les compétences technologiques des parlementaires. Objectif avoué : faire entrer le numérique dans l’agenda politique, sociétal et administratif.

Nous devons avoir le courage de reconnaître, avec toute l’honnêteté que suppose pareille introspection, que nous n’avons pas été à la hauteur. Il s’agit dorénavant de sortir de notre léthargie, de faire face à la réalité et d’amorcer enfin un vrai virage numérique, à tous les échelons. Nous en avons les moyens et ce projet doit impérativement être porté par tous : la population, la politique et l’administration. Le potentiel de progression de la Suisse est grand et le temps presse.